Education et développement dans les pays du Maghreb

Chedia BELAID MHIRSI

Consultante Chercheure en éducation

Conscients de l’impact de l’éducation comme facteur de prospérité économique et de développement social, de nombreux pays et institutions internationales misent sur une politique éducative sans cesse renouvelée, en prévision des défis à venir. Cependant dans certains pays moins avancés, l’éducation n’est pas perçue comme une variable déterminante du développement, d’autres objectifs lui sont assignés en priorité, selon les représentations, à l’image de la célèbre phrase de Saint-Exupéry « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton !»

Le lien entre développement et éducation: une nécessité

 Alors que dans les pays développés, le lien entre éducation et développement semble évident, dans certains pays moins avancés, ce lien est tellement occulté qu’il semble ignoré par une large frange de la société. Pourtant les exemples de pays ayant relevé ce défi ne manquent pas : après la guerre de Corée (1950-1953),  le taux d’analphabétisme était de 78 % dans ce pays. En 1970, le revenu par habitant était de 200 dollars. Misant sur le fait que l’éducation était la meilleure façon de se sortir de la misère économique, la Corée du Sud s’est attelée à réformer l’école et s’est engagée à éduquer chaque enfant – et à le faire bien. 

Conjugué à des politiques publiques intelligentes et novatrices et au dynamisme du secteur privé, l’investissement dans l’éducation a porté ses fruits. Aujourd’hui, la Corée du Sud affiche un taux d’alphabétisation de 98 %. C’est un pays à revenu élevé qui sert de modèle de développement économique réussi à d’autres pays.  En 1979, Singapour a entrepris une restructuration économique visant à améliorer sa position sur le marché international en commençant par une réforme de l’éducation. A cet effet, on a opté pour l’utilisation du numérique et de l’anglais comme langue d’enseignement. 

En Tunisie, à l‘aube de l’indépendance, le Président Habib Bourguiba, visionnaire, a misé sur l‘éducation et non sur l’armement, comme d’autres pays fraîchement indépendants à l’époque. 

Note : De 1963 à 1967, les dépenses militaires de l’Algérie dépassaient les 3% du PIB et atteignent les 5,3% en 2018. Les dépenses militaires du Maroc se situaient à hauteur de 2,5% du PIB entre 1960 et 1965 et atteignent 3,1% en 2018. Les dépenses militaires tunisiennes se situaient en moyenne à moins de 2% du PIB entre 1960 et 1965.

Dès 1958, il a engagé le pays tout entier dans le défi de l’éducation avec un double

objectif :

  – Faire accéder à l’éducation les filles aussi bien que les garçons où qu’ils soient dans le pays et quel que soit leur milieu social.

   – Constituer une élite capable de mener à bien le développement du pays.

 Cette politique a permis d’atteindre largement les deux objectifs, une élite issue de tous les milieux sociaux a vu le jour.  L’extrême pauvreté ainsi que les maladies contagieuses ont, depuis, énormément reculé.

Plus près de nous, en 2016, l’initiative en faveur d’une éducation au service de la compétitivité (E4C) prise par le Groupe de la Banque mondiale et le Groupe de la Banque islamique de développement vise également à améliorer la qualité et la pertinence des systèmes éducatifs au Moyen Orient et en Afrique du Nord. Les Nations-Unies, après avoir oeuvré pour l’accès à l’éducation à travers ses programmes Education pour tous (EPT) et les Objectifs du Millénaire pour le Développement (2000), s’efforcent aujourd’hui de mettre en place une éducation de qualité pour tous en collaboration avec les ministères de l’éducation. Pour l’horizon 2030, l’éducation constitue l’ODD4 (Objectifs de développement durable).

Si la nécessité d’apprendre à lire, à écrire et à compter aux enfants à l’école primaire semble faire l’unanimité, les résultats se font encore attendre dans plusieurs pays en développement. Certains pays ont même vu leur système éducatif se détériorer. Aujourd’hui encore certains responsables qui estiment que l’éducation est une affaire de spécialistes, continuent à raisonner en termes d’accès à l’éducation au lieu d’agir sur la qualité sachant que ‘’le taux de scolarisationdans le primaire dans les régions en développement est estimé à 91% en 2015, contre 83% en 2000’’.

Le cas des pays du Maghreb ou la crispation identitaire 

Le lien entre éducation et développement, s’il n’est pas pris en considération ou simplement méconnu, n’en est pas moins présent. Selon le choix qui en est fait dans les politiques publiques, l’éducation impacte favorablement ou négativement le développement d’un pays. Une politique éducative défaillante accentue les inégalités, la pauvreté et la violence tout en ouvrant la voie à l’instabilité.  Lorsque la révolution a éclaté en Tunisie, très peu de journalistes y avaient vu l’impact de l’éducation. En fait les jeunes se sont soulevés parce qu’ils souffraient de ne pas pouvoir entrer dans le marché du travail, bien qu’ils soient diplômés du supérieur. Ils réclamaient ce que les décideurs n’avaient pas réussi à faire, que l’éducation soit en cohérence avec le marché du travail.

Actuellement les performances des élèves tunisiens sont de plus en plus faibles, en 2011 déjà, l’enquête TIMSS(maths et sciences) montre que 57% des élèves du primaire (4e année) n’atteignent pas le niveau le plus basique. Plus récemment, en 2018, l’indice de capital humainpublié par la Banque Mondiale signale que l’élève tunisien bénéficie en moyenne  de 10,3 années d’études alors qu’elles sont équivalentes à 6,7 années en réalité.

Graphique : Relation entre revenu par habitant et qualité de l’éducation

Source : Blog de le Banque Mondiale, 12 août 2019

Note : le Maroc et l’Algérie occupent des positions proches de la Tunisie. Les pays arabes se trouvent majoritairement en dessous de la droite, c’est à dire qu’à niveau de revenus égal, ils ont une qualité de l’éducation moindre.

Ces faibles résultats en matière d’éducation n’arrivent pas par hasard, c’est la conséquence de politiques éducatives. En fait les décideurs n’ont pas su résister aux sirènes du nationalisme, qui a pris l’avantage sur les enjeux économiques. 

L’un des déterminants les plus importants de ce désastre éducatif consiste à survaloriser l’enracinement identitaire au point que l’héritage culturel prend le pas sur la vocation même de l’école : instruire et former pour préparer l’avenir. Dans les textes officiels tunisiens, la mission de l’école se présente ainsi de manière ambivalente, sous la forme d’une combinaison improbable entre un passé mythique et une modernité rêvée : on ne cesse de répéter dans les programmes officiels en vigueur que l’école vise d’abord l’enracinement dans l’identité arabo-musulmane, considérée comme une priorité, sans doute une façon d’occuper ce terrain et d’éviter qu’il soit confisqué par les courants les plus radicalisés. Il en va de même dans les documents susceptibles de préparer la réforme : dans la présentation du profil de sortie de l’élève « être enraciné dans son identité arabo-musulmane » est présenté en première ligne dans Le livre blanc (2016).

En Algérie, « L’angoisse de la dénaturation identitaire sera, là aussi, constamment à l’origine de cette défiance à l’égard des facteurs culturels et intellectuels organisant la modernité véritable », écrit Noureddine Thaalibi en 2005[1]. Or, ces choix ont un sous-bassement idéologique qui fait fi de la réalité socio-culturelle de ces pays et de leurs besoins futurs, les condamnant à l’immobilisme. Certes, l’école a une mission de transmission d’un héritage mais aussi de savoirs fondamentaux, il ne s’agit pas seulement de morale. Le lien entre éducation et développement humain a été largement sous-estimé.

En fait l’affirmation répétée dans les textes officiels de la « fierté identitaire » trop peu tempérée par « l’ouverture sur d’autres civilisations et cultures » participe du refus de la diversité et du droit à la différence, qui constituent de nos jours les valeurs fondamentales de la démocratie[2]. D’ailleurs il y a une confusion entre arabisation et islamisation dans les esprits. Dans l’enseignement de l’histoire on relève une survalorisation de personnages arabes et une quasi-négation de la période antérieure à l’islam qui est davantage perçue comme un fardeau culturel que faisant partie intégrante du patrimoine et encore moins de l’identité nationale.  « Le nationalisme c’est la guerre », dit François Mitterrand, on peut ajouter que le nationalisme ce n’est pas le patriotisme et que c’est une équation perdant-perdant.

L’arabe comme langue d’enseignement

L’enracinement identitaire sert en fait de préalable à une arabisation des contenus d’enseignement et d’une mise à distance des autres langues largement utilisées par ailleurs dans les domaines socio-économiques et scientifiques. En effet, les langues sont la pierre angulaire de ce projet éducatif : la langue arabe, considérée comme la langue nationale est hissée « en toute légitimité »  au rang de langue d’enseignement/de scolarisation. Au Maroc, dans le document de 2012 «Programme national », on parle de langues nationales et de langues étrangères.  En fait, on enseigne dans une langue qui a très peu d’usages sociaux et qui plus est, offre peu d’emplois hormis dans des secteurs administratifs protégés, où son usage est imposé.  Alors qu’ils constituent des langues d’enseignement et de production du savoir, le français et l’anglais sont relégués au rang de langues étrangères. Dans ce contexte, l’anglais et plus particulièrement le français ne présentent plus d’enjeux pour les apprenants, qui les négligent.  Considérées comme un simple héritage colonial, les langues ont un statut qui légitime aussi une désaffection chez certains enseignants tant ils croient au retour illusoire à un monolinguisme arabophone. 

De surcroît, les textes officiels entretiennent la confusion quand ils parlent de la langue arabe sans faire de distinction entre l’arabe littéral, langue exclusivement écrite (hormis les discours officiels) et l’arabe dialectal qui change selon les pays et qui est parlé à la maison. Ainsi on relève une invisibilisation de la diglossie et du dialecte. Celui-ci est pourtant largement utilisé dans les classes pour les échanges informels, notamment dans les échanges métadiscursifs et les explications fournies par les enseignants. Enfin s’acharner à étudier les matières scientifiques dans les langues autochtones ne constitue pas le meilleur moyen de préparer l’avenir des élèves ni celui du pays. Ces langues nationales ne permettront guère à elles seules d’accéder à des savoirs actualisés, en mathématiques et en sciences ni d’être à la hauteur des enjeux d’employabilité et de développement. Avec une terminologie fabriquée par et pour l’école quasi exclusivement, elles offrent peu de lien avec la réalité socio-économique et peu d’accès aux ressources numériquesdisponibles partout sur internet. En conséquence, les savoirs et les pratiques scolaires se renouvellent peu, devenant rapidement anachroniques. D’où une école déconnectée du présent. Il en résulte un déficit de compétences pour l’élève, favorisant ultérieurement l’échec scolaire. 

Mais le plus grave c’est que les représentations liées à la tentation du monolinguisme semblent inspirer les décideurs et les acteurs éducatifs. Popularisées par un discours identitaire simpliste et postcolonial, elles engendrent une forte résistance au changement. Seuls, les parents issus de milieux favorisés continuent à soutenir l’enseignement des langues, étant souvent eux-mêmes bilingues. Ils sont conscients des enjeux économiques tandis que la majorité, obnubilée pendant des décennies par la thèse de l’identité /authenticité, commence à peine à y voir une clé de la réussite scolaire et plus tard professionnelle. Entre-temps, de moins en moins d’enseignants et d’acteurs sociaux sont capables de développer un discours et encore moins une politique à contre-courant.

Dans ce contexte, le Maroc  envisage d’opérer un changement au niveau des languesd’enseignement, ce qui n’a pas manqué de soulever de nombreux débats.

A la base de la scolarisation, la lecture

D’après une recherche récente qui s’appuie entre autres sur les résultats de l’enquête PIRLS, les élèves arabophones accusent un retard considérable en matière de vitesse de lecture et de capacité à lire des textes longs et ce par rapport à la moyenne internationale, ce qui compromet gravement leurs compétences de lecture. Or, les deux composantes de la compétence de lecture (apprendre à lire, lire pour apprendre) sont compromises dans un pays comme la Tunisie: l’apprentissage de la lectures’apparente davantage à la méthode globale qu’ à la méthode alphabétique, alors que la supériorité de celle-ci a été démontrée scientifiquement. Qui plus est, les pays du Maghreb ont adopté l’approche par compétences (de base), une approche mise en place depuis les années 1990 dans de nombreux autres pays africains. Celle-ci évacue la lecture considérée négligemment comme un simple prérequis et privilégie la production écrite comme objectif ultime des apprentissages. La lecture étant à la base de la scolarisation, il en résulte un échec massif et des acquis très faibles, avec des élèves qui redeviennent analphabètes lorsqu’ils abandonnent l’école. 

En Tunisie, il y a lieu de s’interroger sur la répartition des volumes horaires, la part consacrée à un enseignement scolastique, s’attachant à étudier l’aspect formel de la langue arabe et française, est surdimensionnée, notamment au primaire.  De plus, l’anglais, la lingua franca actuelle, si importante pour les échanges internationaux et l’accès aux savoirs, tient une très petite place durant toute la scolarité de l’élève.

Que faire ? Si on ne fait rien, c’est la porte ouverte à la pauvreté, aux inégalités et à la violence

Beaucoup raisonnent en termes de moyens dès qu’il s’agit d’entreprendre une réforme, or beaucoup d’exemples de pays disposant de ressources considérables ne sont pas parvenus à faire progresser les performances de leur système éducatif, ce qui est également confirmé par la recherche (OCDE, résultats du PISA). Un bon diagnostic s’impose. Bien entendu une redéfinition de la vision de l’école et de l’avenir de la société est à entreprendre dans le cadre d’une démarche globale et cohérente.

Pour ce qui est de l’école, Il s’agit de :

  – mettre fin au déni de réalité et d’orienter l’école vers des valeurs humanistes et universelles et vers le développement durable. 

  – de considérer l’école comme une priorité pour les pouvoirs publics vu l’urgence de la situation.

Il convient également de s’assurer de la pertinence des apprentissages pour aller dans le sens de l’histoire : Il est urgent d’affirmer la nécessité pour chaque élève d’acquérir les fondamentaux qui lui permettront de poursuivre sa formation au-delà de l’école et de prendre part activement à la dynamique socio-économique. Ainsi on aurait eu moins de craintes si les 100 000 élèves qui quittent l’école tunisienne chaque année disposaient d’acquis durables et évolutifs.

Il est urgent d’affirmer la centralité de la lecture aussi bien en arabe que dans les langues qui sont susceptibles d’être des langues d’enseignement.  Il est vrai que les langues autochtones sont bonnes pour consolider la cohésion sociale et enrichir une vision du monde plurielle tout en constituant également des ressources pour comprendre l’environnement et assurer le développement durable. Dans les pays du Maghreb, on assiste à un bi ou multilinguisme additif c’est à dire que la première langue n’est pas menacée. Bien au contraire, l’âge d’or du bilinguisme en Tunisie, par exemple, correspond à un renouveau de la recherche et de la modernisation de la didactique de la langue arabe. Sans parler du fait qu’être plurilingue permet l’ouverture sur d’autres cultures et sur la diversité tout en prévenant l’intolérance. Des langues de scolarisation  judicieusement choisies sont un garant de l’accès démocratique au savoir et à l’éducation, et plus tard à l’emploi, au moment où les couches sociales les plus privilégiées ont recours à un enseignement privé des langues, coûteux et élitiste. 

Une redéfinition des savoirs scolaires est nécessaire en vue d’acquérir au primaire les fondamentaux tels que des automatismes en lecture et en calcul pour libérer la mémoire de travail et mettre en relation les savoirs. Plus tard, l’élève sera capable d’évaluer une situation, de penser de manière critique et créative, en autonomie ou de manière collaborative.  Sachant que les nouveaux emplois sont fortement liés au développement de la technologie ( 85%  des métiers de 2030 sont inconnus à ce jour), l’expertise dans les disciplines scientifiques est considérée actuellement comme  un indice de la capacité d’un pays à soutenir son existence et sa croissance. 

La pertinence des apprentissages implique aussi :

– Une approche inclusive qui permette de réduire l’impact de la pauvreté, notamment au niveau de la petite enfance,

– Une plus grande ouverture de l’école sur son environnement 

– La mise en place de l’éducation tout au long de la vie y compris par l’éducation non formelle. 

Afin de mener à bien des réformes, il convient également de collecter des données, de les comprendre et de les utiliser pour assurer l’efficacité de la mise en œuvre des politiques éducatives et des réformes. Pour une participation citoyenne active, ces données devraient être analysées et publiées pour faire partie du débat public, qu’il s’agisse de moyens mis en oeuvre ou de résultats. Ainsi que ce soit au niveau du secteur public ou du privé, le principe de redevabilité s’appliquera en s’inscrivant dans une politique plus large avec une administration plus moderne, plurilingue, et qui soutient des politiques publiques éclairées, pour un développement durable. Cette région du monde le vaut bien!


[1]Programme d’appui de l’UNESCO à la réforme du système éducatif  PARE p 20. Changement social, representation identitaire et refont de l’éducation en Algérie.

[2]https://www.researchgate.net/publication/48139923_Education_diversite_et_cohesion_sociale_en_Mediterranee_occidentale

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  1. “Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres.” Charles de Gaulle