Être en situation de handicap …, de quel être parle-t-on ?

Par Alain MANTE

Sur l’auteur

Alain MANTE, titulaire d’une maîtrise de Psychologie Génétique, et d’un D.E.S.S. 3° cycle (master II) en Coopération Éducative, Relations Internationales, d’un Professorat des Écoles-Enseignement spécialisé et d’un Professorat des Écoles, possède plus de 41 ans d’expérience comme fonctionnaire du Ministère de l’Éducation Nationale française (Enseignant Spécialisé, Conseiller Pédagogique, Psychologue Scolaire, et Chef d’Etablissement).

La moitié a été effectuée en détachement en pays en développement RCA, Madagascar, Sénégal, Djibouti, Mauritanie), suivis de missions ponctuelles en ingénierie éducative, systèmes éducatifs de pays en développement, éducation inclusive, problématique genre, formation d’enseignants et de formateurs et en Gouvernance scolaire.

Après ses fonctions au sein du MEN, son expérience en matière d’éducation inclusive des élèves en situation de handicap (ESH), lui a valu d’être recruté pour quatre missions par l’ONG Handicap International- Humanité & inclusion de 2012 à 2018 (RDC, Algérie, Tunisie Maroc), puis par le Bureau de l’UNICEF en Tunisie pour l’aspect inclusif au préscolaire (2018-2020), et enfin pour la mise en place d’une stratégie décennale pour les améliorations des statuts des ESH à Djibouti sur le projet PRODA MENFOP-Banque Moniale (2020-2022).

Il exerce ou a exercé bénévolement en qualité de psychologue (reconnaissance ARS PACA), auprès de diverses associations, ainsi que pour LA CROIX ROUGE ECOUTE.

Il s’agit ici du résumé d’un article du même titre consultable sur son blog. Plusieurs renvois bibliographiques et liens permettent d’approfondir des sujets probablement rapidement évoqués ici.

Ils ne sont pas assez éloignés pour ne pas les voir, ni assez étrangers pour les oublier. Pas assez proches pour les reconnaître, ni assez familiers pour écrire avec eux une histoire commune…. Ils font l’expérience d’une autre voie, d’un autre code et connaissent une mise à l’écart du mouvement général, ne sont pourtant pas des inconnus : ce sont des enfants, des adultes dont le handicap est venu bouleverser la vie. Les lignes de démarcation qui les tiennent à distance, les regards indifférents ou stigmatisants qui les « infirment » et les marginalisent n’ont rien de fatal : ce qui les rend fatals c’est de les considérer comme tels.

Introduction

C’est par ces quelques lignes qu’était introduit en 2013 un rapport sur l’état des lieux des assistances aux personnes en situation de handicap (PSH) au Premier Ministre de la République Française. Son ton résigné, sans révolte ni polémique plante bien le problème de la situation de handicap. Elle le souligne avec d’autant plus d’acuité que ce rapport suit de 8 ans la dernière loi de 2005 en faveur des personnes handicapées[2]) censée leur accorder égalité des droits, égalité des chances, et pleine participation à la vie sociétale.

Il existe autour de nous des dispositifs d’assistance aux PSH que nous savons existants et qui nous déchargent apparemment de toute préoccupation du problème. Par exemple, il existe la carte mobilité inclusion qui remplace celle d’invalidité des centres spécialisés (Ex. les établissements des Papillons Blancs, de La Chrysalide, de l’Élan retrouvé, etc.). Il existe les Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH), organisme de soutien et de services, il existe une Allocation d’Adulte Handicapée (AAH)[3] que l’on revalorise régulièrement et médiatiquement, bien qu’elle reste en dessous du seuil de pauvreté[4], etc.

Représentation du handicap

La représentation de chacun en est incertaine, parfois ambiguë entre compassion, charité, ou rejet inavoué et latent. Nous évitons soigneusement d’y penser jusqu’à la confrontation avec un événement inattendu. C’est un accident de la circulation qui transforme une existence, amputé d’un membre, ou définitivement immobilisé, devenu dépendant de l’assistance d’un dispositif externe de compensation. C’est la naissance dans notre famille ou parmi nos proches d’un bébé trisomique, ou encore, la rencontre fortuite avec un déficient mental, un malentendant, un enfant porteur d’une prothèse.

On se heurte alors à l’évidence de l’incapacité, de l’impossibilité d’accomplir des gestes élémentaires auxquels nous ne pensions plus, tant leur quotidienneté nous les rend machinaux et de second plan. Ce monde est mal connu le plus souvent, au-delà de l’icône du fauteuil roulant blanc sur fond bleu qui leur réserve quelques places de parking. Cependant nous ne pouvons les ignorer, nous ne pouvons prétendre ne les avoir jamais rencontrés ou côtoyés.

J’évoquerai ici l’approche informative d’une classification grossière, ainsi qu’un historique rapide utile à l’éclairage de la situation présente, pour finir par quelques réalités douloureuses de leur mise à l’écart, bien qu’un peu plus diffuse ces dernières années.

Le handicap, un historique dramatique et culturel d’exclusion

 Des représentations d’un autre âge, pas si éloigné

 Les représentations de la différence ont marqué profondément les comportements et entretenu les mécanismes de l’exclusion jusqu’à il y a peu : celle des corps infirmes, déformés, monstrueux, stigmatisés et vus comme impurs. Ces corps sont jugés souillés et déshonorés dans plusieurs cultures encore. L’impureté du corps a été rattachée, dans un raccourci dramatique à celle de l’âme, ou à une culpabilisation facile, parfois enracinée :

<<c’est Dieu qui l’a puni, … ses parents ont sûrement fauté, … Ils ont transgressé un fady[5]>>

Ces corps perçus comme “anormaux”, sont éliminés socialement ou même physiquement. Vécus différents, voire incurables, ils présentent un point commun : la discrimination.

  • Pendant l’Antiquité, les personnes handicapées, et particulièrement les enfants, étaient totalement exclus de la société. Considérés comme impurs ou victimes d’une malédiction divine, certains étaient tués dès la naissance (Sparte, Rome, …), ou utilisés par des mendiants qui accentuaient parfois leur handicap pour mieux attirer la compassion.[6]
  • Au Moyen-âge des hospices sont mis en place pour accueillir les infirmes, les pauvres, les miséreux, les prostituées et autres rebuts de la société. La situation de handicap dans ce groupe ainsi isolé, suscite la peur, le dégoût, la répulsion. C’est pourquoi la société répond au besoin de s’occuper de la différence par l’enfermement.[7]
  • D’origine anglaise au XVII° siècle, le mot handicap, littéralement “hand in cap” (main dans le chapeau), traduisait la situation malchanceuse de celui qui avait tiré un mauvais numéro.[8]
  • Du XVII° au XIX° siècle, l’infirmité et l’ensemble des maladies mentales sont toujours considérées comme une fatalité divine car les quelques progrès médicaux à ces époques leur demeurent inefficaces.
  • Fin XIX°, et début du XX° siècle, les asiles se multiplient mais grâce aux progrès de la médecine, aux recherches, aux théories avancées, on se défait enfin du lien avec une punition divine, avec des pouvoirs visionnaires, ou avec des oracles[9] (premières recherches de Jean-Martin Charcot à l’hôpital de La Salpêtrière, Sigmund Freud avec la théorie psychanalytique, Piaget initiant celle du développement de l’intelligence, Zazzo identifiant plus précisément les élèves qui ne suivaient pas, etc.). Des lois concernant le handicap commencent à être promulguées. Ils sont cependant toujours marginalisés, souvent cloîtrés dans des hôpitaux ou leur famille. Peu d’entre eux trouvent un travail.
  • Au niveau de l’ensemble de la société, de l’adulte handicapé en général, ce seront les guerres mondiales (1914-1918, 1939-1945) et leurs cortèges de combattants revenant du front mutilés, amputés, ou le visage déformé par un éclat d’obus[10], qui feront enfin évoluer les représentations. Un droit à la réparation lié à une responsabilité collective apparait déjà avec le premier conflit mondial. La société se préoccupe des militaires qui restent handicapés, dépendants, pour services rendus à la nation.

Un intérêt naissant pour l’enfant en situation de handicap, puis pour son éducation avec les autres

Les enfants présentant un handicap sensible étaient considérés comme des curiosités, des anomalies de l’espèce humaine, pour lesquels il fallait recourir à des maîtres spéciaux pour leur éducation. Ainsi au début du XX° siècle, la conception scientifique prégnante mettait en avant une différence radicale entre élèves « normaux» et «anormaux»[11]. Elle perdurera longtemps, et après 1945, tous les systèmes éducatifs européens pratiquement, mettent en place une voie ordinaire pour les enfants dits normaux et une voie spécialisée pour les enfants anormaux.

  • La toute première déclaration internationale des droits de l’enfant s’inquiète en revanche dès 1924, mais brièvement, de droits de l’« arriéré »[12]
  • Mais la première convention contre les discriminations de toutes sortes dans les systèmes éducatifs, de l’UNESCO ne date que de 1950[13]. En France à partir du milieu du XX°, le handicap demeure du domaine médical et spécialisé pour la réadaptation. Les emplois réservés s’institutionnalisent cependant et sont règlementés dans les administrations entre autres (Grand Infirme de Guerre, Grand Infirme Civil, GIG, GIC). Le handicap évolue vers une vision plus sociale de désavantage avec une première loi en 1975[14] qui reconnaît le statut de la PSH et des possibilités d’intégration scolaire en milieu ordinaire pour l’ESH. Vers les années 2000 la vision sociale s’élargit. La notion de handicap sociétal s’impose. Le filtre du handicap seul s’estompe. Un droit affirmé à la compensation, à l’égalité des chances entre PSH et personnes ordinaires, à la participation, au choix d’un projet de vie grâce aux dispositifs compensant les conséquences du handicap, seront clairement légiférés en 2005.[15]
    • Sur un plan scolaire les intégrations en établissements ordinaires seront rendues possibles en France dès le début des années 1980 [16] puis améliorées et mieux aménagées avec la notion d’éducation inclusive, avant que l’ensemble des dispositifs ne soient revus (apparition notamment en 2006 des MDPH[17] centralisatrices des services de plusieurs domaines (éducation, santé, services sociaux, …). Il leur arrive d‘éclore, doucement dans plusieurs pays en voie de développement.
  • Au niveau international en parallèle, la progression vers une reconnaissance de la PSH en tant que personne à part entière va être lente et entrecoupée d’étapes marquantes. Plusieurs recommandations incantatoires, déclarations, ou conventions de l’ONU ou de l’UNESCO vont se faire jour, chargées de propos très humanistes en faveur des adultes et enfants handicapés. Elles sont volontiers signées par l’ensemble des pays participants, parfois ratifiées, et parfois traduites partiellement ou totalement en textes officiels nationaux. La plus importante reste la Convention Internationale relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU de 2006[18].
  • L’OMS va proposer dès 1975 une classification sur une base encore très médicale, puis revue en 2000. Cette classification (CIFH, OMS 2001) va mettre enfin l’accent sur la vie et la participation sociétale. Elle prend en compte les aspects sociaux du handicap et propose un mécanisme pour établir l’impact de l’environnement social et physique sur le fonctionnement d’une personne handicapée. Cette évolution sera parallèle à l’avènement onusien encore et plus particulièrement par l’UNESCO, du principe d’Éducation Pour tous[19] qui va évoluer vers la notion d’inclusion scolaire et d’équité en 2015 (déclaration d’Incheon et Objectif du Développement Durable N°4.
  • En ce début de XXI° siècle les notions de personne en situation de handicap dépassent les vieilles appellations d’infirmité et d’invalidité. On distingue ainsi déficience, incapacité et handicap :
    • La déficience généralement identifiée en termes médicaux, est de caractère lésionnel.
    • Elle s’accompagne d’une incapacité, d’une limitation d’activité exprimée également en termes médicaux. Il s’agit d’un caractère
    • Mais c’est la confrontation de cette incapacité à la vie de tous les jours qui définit réellement le handicap, déjà précédemment qualifié de désavantage, s’orientant clairement vers un caractère Apparaissent ainsi les termes de besoins particuliers, besoins éducatifs particuliers, parfois spéciaux.
Définition : Constitue un handicap toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant.[20]

[2]Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. JOF.

[3] AAH 2021 : 903,60 euros.

[4] En 2021, une personne est considérée comme pauvre si ses revenus sont inférieurs à 1.063 euros par mois. 17 juin 2021.

[5] Les nombreux fady (interdits ou tabous) occupent une place très importante dans la vie des malgaches. Generation Voyage » Madagascar » Les interdits (fady) de Madagascar et leurs portées

[6]L’école inclusive. M. Benoît – C. Malard. IUFM de Reims, 2006. (*)

[7]L’histoire du handicap. 2013.

[8]Le handicap au XXI° siècle.  B. Fabregas. SOINS-MNH. 2004.

[9] Le vocable a aussi désigné le lieu consacré où ces oracles étaient régulièrement proférés et où le public se rendait pour obtenir une réponse. L’Oracle de Delphes a fonctionné plusieurs siècles durant pendant l’Antiquité.

[10] Les gueules cassées, terme du langage commun, devenu officiel avec ses associations reconnues, organisant toujours des loteries avec la Française des Jeux.

[11] Ce sera la massification de l’enseignement, suite entre autres aux lois organiques de 1881, 1882 et 1886 relatives à l’école obligatoire, gratuite et laïque qui réalisait enfin l’élan de la Révolution française, qui mettra en évidence des élèves incapable de suivre une progression scolaire comme les autres. Alfred Binet, psychologue, et auteur du premier test de dépistage avec le Dr. Théodore Simon (Test Binet-Simon), affirmait que les anormaux, « arriérés » ressemblaient si peu aux enfants normaux que cela impliquait un enseignement d’un autre type.

[12] Déclaration de Genève sur les Droits de l’Enfant, 1924.

[13] UNESCO Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement 1960

[14] Loi n° 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées, JORF, 1975.

[15]Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Op cit ².

[16] Participation de l’auteur avec l’Association des Papillons Blancs de Salon de Provence à ces premières expériences d’intégration dans un circuit ordinaire du système éducatif non spécialisé, à Salon de Provence au Lycée Technique Adam de Craponne, et à l’École Publique des Capucins de 1983 à 1987 (citée dans un rapport officiel remis au 1° Ministre en 1985, par Henri LAFAY, L’intégration scolaire des enfants et adolescents handicapés, La Documentation Française rapport, 1986).

[17] Op cit 5

[18] C’est le premier grand traité du XXIe siècle en matière de droits de l’homme et c’est la première convention des droits de l’homme à être ouverte à la signature des organisations d’intégration régionale. Ceci marque une « mutation » dans les attitudes et les stratégies envers les personnes handicapées. La Convention se veut un instrument des droits de l’homme comportant une dimension sociale explicite. Elle effectue un large classement des personnes handicapées par catégories et réaffirme que toutes les personnes qui souffrent d’une quelconque infirmité doivent bénéficier de tous les droits et libertés fondamentaux. Elle éclaire et précise la façon dont toutes les catégories de droits s’appliquent aux handicapés et désigne les domaines où des adaptations permettraient à ces personnes d’exercer effectivement leurs droits, ainsi que les domaines où il y a eu violation de droits et où il convient de renforcer la protection de ces droits.

[19] Trois forums mondiaux marquants jalonneront l’évolution de ce principe humaniste, Jomtien en 1990, Dakar en 2000, Incheon en 2015, dernier en date, qui consacrera les droits d’accès à l’éducation, les notions d’inclusion, d’équité, de qualité dans les résultats de l’apprentissage dans sa déclaration finale. Toutes ces conventions et déclaration onusiennes se revendiquent de la Déclaration Des Droits de l’Homme de 1948.

[20] Op cit

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