L’école tunisienne apprend-elle encore à lire?

A la suite de notre article sur l’apprentissage de la lecture en arabe au Maroc, Chadia Mhirsi, ex-Inspectrice Générale de l’éducation, nous fait part de ses analyses sur la situation tunisienne.

Par Chadia Mhirsi L’importance de l’apprentissage de la lecture La compétence de lecture est un facteur d’émancipation qui permet aux citoyens d’être autonomes et d’avoir la possibilité de contribuer plus efficacement au développement de leur pays. Aujourd’hui, plus que jamais, la compétence de lecture est une priorité, d’autant que le développement des TICS nécessite la maîtrise d’une grande variété d’écrits et de supports ainsi que le développement de compétences de sélection, de hiérarchisation, d’analyse et de synthèse. D’après une étude récente de l’ALECSO, les pays arabes souffrent d’un fort taux d’analphabétisme, 30% en moyenne, sachant que le taux mondial est de 18% actuellement. Une école qui ne permet pas à tous ses élèves d’apprendre à lire se doit de s’interroger sur ses programmes, son fonctionnement et ses résultats. En Tunisie, nous avons pu constater par des données chiffrées, un échec massif des élèves en matière de lecture. D’après la dernière session de l’enquête internationale PISA, plus de 50% des élèves tunisiens n’ont pas acquis le seuil de compétences nécessaires à la compréhension de l’écrit, ce qui correspond à un retard de trois ans d’études par rapport à la moyenne de l’OCDE. S’agissant d’élèves de 15-16 ans qui sont en général à la fin de l’enseignement obligatoire, il y a lieu de s’inquiéter face à ces résultats. Les examens nationaux confirment le même phénomène, ce qui explique sans doute l’incapacité d’un nombre important d’élèves à se maintenir dans le système éducatif. Ainsi, en 7ème année de Base, les taux de redoublement et de décrochage scolaire sont alarmants : en 2012, seuls 62,8% des élèves passent en 8e année, 22,8% redoublent et 14,4% quittent l’école. Ces données révèlent en outre une aggravation de la situation par rapport à l’année dernière.

Nos programmes sont-ils encore d’actualité ? En vue de trouver des explications et des pistes d’amélioration face à ce qu’il faut bien appeler “la problématique de la lecture”, il faudrait examiner la méthode d’apprentissage qui est pratiquée au primaire et qui est préconisée par les textes officiels. Dans les programmes officiels, la lecture à haute voix du maître (ou lecture magistrale) est formellement déconseillée au deuxième cycle du primaire (3ème et 4ème années). Pas un mot sur les difficultés d’apprentissage dans les programmes du 3ème cycle (5ème et  6ème années). En 6ème année on ambitionne même d’apprendre aux élèves “la lecture rapide/ experte” alors même que beaucoup d’entre eux ont des difficultés de déchiffrage et de compréhension. Les choix méthodologiques en matière de lecture ne sont pas très différents pour l’arabe et le français. Rien ou presque n’est fait pour aider l’élève en difficulté. Privilégiant la perception visuelle, on fait simplement l’impasse sur la lecture à haute voix et ses multiples avantages (Mhirsi Chedia, La lecture à haute voix, 2006). Seule la lecture silencieuse est recommandée, la lecture à haute voix étant souvent considérée comme inutile, “Kiraa majania. Certains enseignants ont eux-mêmes désappris à lire à haute voix. Un tour d’horizon des différentes expériences de par le monde permet de constater que nos références en matière d’apprentissage de la lecture en vigueur en Tunisie sont dépassées : il s’apparente en fait à une méthode qui avait suscité un certain engouement dans les années 80 dans les cercles de formation continue mais qui a très vite montré ses limites en matière d’apprentissage de la lecture. Elle se réfère en effet à l’activité du lecteur expert qui appréhende le mot ou la phrase comme des images et qui procède à la reconnaissance automatique des mots ou de groupes de mots pour lire avec une certaine vitesse.

Photo Manuel Tunisie 1
Extrait du manuel tunisien 1ère année

Ainsi, les inspecteurs et les formateurs ont survalorisé une pratique lettrée et précoce de la lecture qui est loin des capacités réelles de l’élève. L’importance de l’enseignement des procédures de déchiffrage des mots a été largement sous-estimée: les recherches actuelles montrent que l’intervention explicite de l’adulte est nécessaire pour préserver l’accès au sens et l’intérêt de l’élève en phase d’apprentissage, soulignant par ailleurs que les élèves qui réussissent le mieux sont ceux qui ont bénéficié aussi de l’accompagnement de leurs parents lors de l’apprentissage de la lecture. Abandonnés à leur sort, les élèves qui ne bénéficient pas d’un soutien familial vivent une situation préoccupante qui se met en place dès les apprentissages premiers. En effet, dans les guides méthodologiques, y compris celui de 4e année, l’approche du texte commence par des hypothèses de lecture suivies d’une lecture silencieuse. Aucune mention de la lecture magistrale pour les textes d’apprentissage (p 34). L’acte de lire ne fait pas sens à leurs yeux. D’où une démobilisation croissante qui explique sans doute le décrochage scolaire.

Le manuel de 1ère année Il y a un seul manuel officiel au programme en 1ère année, accompagné d’un cahier d’exercices, donc une seule méthode. Helen Abadzi souligne que le manuel de la première année n’aide pas les élèves à lire. Il commence avec une chanson. La chanson commence avec le mot soulahfetoun, que les enfants tunisiens n’utilisent pas.  Les pages prochaines se focalisent sur certains lettres, mais le texte se base sur l’hypothèse que les enfants savent déjà non seulement lire, mais connaissent aussi la grammaire et le vocabulaire. Le livre part du principe que la plupart des enfants ont fréquenté le pré scolaire. Dans la pratique, ce sont les ménages les plus aisés qui peuvent y envoyer leurs enfants. Les plus pauvres peuvent savoir nommer les lettres mais pas des sons. L’utilisation de la langue arabe classique pose des difficultés aux enfants, parce qu’ils ne la comprennent pas beaucoup. Il est possible de simplifier la typographie mais aussi de rendre la langue plus adaptée au contexte tunisien.

Extrait d'une histoire assorties de questions de compréhension)
Extrait d’une histoire assortie de questions de compréhension)

La lecture de l’enseignant(e), pour quoi faire ?

Actuellement nos enfants sont privés d’un accompagnement dans la découverte du sens. Or, la lecture de l’enseignant(e), joue un rôle fondamental dans l’apprentissage de la lecture. La lecture à haute voix faite par l’enseignant constitue un moyen de mobiliser l’attention des élèves et de les fédérer autour d’un projet de lecture. Le maître joue ainsi le rôle du chef d’orchestre qui signe le début d’une partition, d’un vécu partagé. Pour mesurer l’importance du rôle du chef d’orchestre, imaginons un seul instant des apprentis-instrumentistes qui, la partition sous les yeux, commencent à jouer chacun de son côté et la cacophonie qui peut en résulter ! La lecture magistrale représente également un moment privilégié dans le vécu de la classe, qui partage une découverte et des émotions souvent intenses, s’assurant ainsi une mémoire et une culture communes. L’élève n’est plus seul face à un texte inconnu, il se sent en quelque sorte porté par l’ensemble du groupe-classe, en communion avec les autres. La lecture du maître dédramatise l’acte de lire, elle incite l’élève à lire tout seul et à aller de l’avant dans le cadre d’une lecture silencieuse, sans compter qu’elle prévient les erreurs de prononciation et aide à faire face aux mots nouveaux. En lisant, l’enseignant fait ressortir la tonalité et la progression du texte, ce qui donne à l’élève la possibilité d’accéder à un premier niveau de compréhension. Les variations de son intonation éclairent l’élève et le renseignent sur des composantes du texte, le suspense, par exemple. Elles facilitent l’identification des personnages et des particularités syntaxiques ou rythmiques. Comme on peut le constater, la lecture magistrale prépare la lecture silencieuse. Elle favorise la mémorisation d’éléments significatifs du texte qui seront réactivés lors de la lecture silencieuse et employés pour une compréhension plus fine, plus approfondie. Suivie d’un bref échange, la lecture magistrale stimule l’intérêt des élèves et facilite la construction collective du sens : chacun s’exprime sur le texte et y revient en vue d’un questionnement et d’une compréhension plus approfondis. En somme, il est possible d’affirmer que grâce à la lecture magistrale, on met en place une nouvelle relation au texte ! On aura remarqué aussi qu’elle apprend à écouter et à se familiariser avec le fonctionnement de la langue. Ainsi, l’élève apprendra à mieux lire. A noter que la lecture de l’élève permet la vérification du déchiffrage et de la compréhension globale du texte (discriminations auditives, articulation, respiration, débit, ton…). Cette activité peut aussi être vécue comme un moment de plaisir et de partage. La désaffection que la lecture à haute voix connaît aujourd’hui sous nos cieux explique sans doute en grande partie celle des jeunes pour la lecture en général. S’agissant d’un formidable outil d’apprentissage et d’une compétence essentielle aussi bien pour l’élève que pour l’enseignant, dans la vie scolaire et professionnelle, la lecture à haute voix devrait trouver sa place dans nos pratiques de classes et dans nos instructions méthodologiques. D’où la nécessité d’un apprentissage en vue d’en faire une pratique maîtrisée, pour l’enseignant aussi bien que pour l’élève.

Réagir rapidement

Un examen des programmes est nécessaire pour mettre fin à une situation préoccupante. Bien entendu, les adversaires et les partisans de chaque méthode de lecture n’auront de cesse de défendre leur point de vue mais les chiffres sont là, nous incitant à réagir vite, car nous avons une obligation de résultat. Il est primordial de remettre à l’honneur la méthode syllabique et la lecture à haute voix. Sachant que la lecture est une compétence transversale qui conditionne l’avenir de l’élève, la représentation de la lecture ainsi que sa place parmi les autres activités de la classe devraient être révisées en fonction des finalités de l’apprentissage des langues et des besoins des apprenants en tant que futurs citoyens. De façon générale, la révision des programmes et des instructions officielles est une opération coûteuse que l’Institution répugne à entreprendre dans des délais inférieurs à dix ans. En fait, c’est ce dispositif figé qui serait à réexaminer afin de créer une dynamique de régulation, impliquant plus de réactivité à la lumière d’objectifs et d’indicateurs déterminés. Mettre en place un plan d’action pour la formation continue à destination des différentes catégories d’intervenants est également indispensable, ce qui devrait aussi permettre de développer la mise en commun de bonnes pratiques en utilisant les TIC (expériences pédagogiques, leçons-témoins en vidéo…) et de réagir avec plus de flexibilité au moyen de documents annexes sachant qu’un programme sera toujours perfectible. Pour assurer à notre système éducatif une certaine efficacité, il ne suffit pas d’apporter une aide ciblée face à des élèves en difficulté, il serait important de reconsidérer nos programmes et nos pratiques. Former et réformer sont deux impératifs si nous voulons que notre école progresse.

This Post Has 3 Comments

  1. Slim Masmoudi

    L’image utilisée n’est qu’une simple illustration de ce que peut être l’usage de la Darija dans les manuels scolaires, après une demande faite par le Professeur Helen Abadzi pour un workshop organisé à WISE14. Ceci ne veut en aucun cas dire que je partage l’idée de l’usage de la Darija dans les manuels scolaires. C’est un document interne à un workshop qui n’aura pas dû être utilisé ici sans ma permission.
    En tout cas voici ce que je pense:

    Je pense que les solutions impliquent d’autres méthodes telles que la méthode multisensorielle que je suis en train de développer sur la base des sens. Je ne pense pas fermement que la solution pourrait être la darija. Je pense que nous devons travailler encore plus sur la façon de développer des compétences et des aptitudes de lecture implicites et explicites chez les enfants d’âge préscolaire, plutôt que sur l’usage de la darija. Travailler sur ces compétences devrait garder intact l’arabe classique/standard. En guise d’exemple, le travail sur l’utilisation de l’apprentissage multisensoriel de lettres, le déchiffrage des phrases, la conscience phonologique précoce, la lecture analytique, etc. peuvent vraiment nous aider à améliorer la performance en lecture.

    I think the solutions involve other methods such as the multisensory method which I’m now developing based on the senses. I don’t think strongly that the solution could be the darija. I think we must work further on how to develop reading implicit and explicit competencies and skills in preschool children, rather on using the darija. Working on these skills should keep safe the classical/standard Arabic. For example, working on using multisensory learning of letters, deciphering of phrases, early phonological awareness, analytic reading, etc. can really help us improving reading performance.

    Slim Masmoudi

    1. Bonjour, désolé pour la publication de l’image, je l’enlève, merci pour votre contribution et mise au point.