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Une élève passant un test de lecture à haute voix EGRA en Tunisie (2021).

Pour faire revivre la lecture à voix haute dans les écoles tunisiennes

Introduction

En Tunisie ainsi que dans d’autres pays où on applique l’approche par les compétences de base à l’école, la lecture est instrumentalisée au profit de la production écrite, devenue le but ultime des apprentissages.

Dans ce contexte, la lecture à voix haute  est en quelque sorte mise au placard. Sous prétexte de développer l’autonomie de l’élève, les textes officiels recommandent de pratiquer la lecture silencieuse de manière quasi-exclusive et d’éviter la lecture magistrale de l’enseignant.

Dans cet article, Chadia Mhirsi, ancienne inspectrice générale de l’éducation, aujourd’hui consultante en éducation, fait un plaidoyer en faveur de la lecture à voix haute, soulignant son intérêt pédagogique lors des années d’apprentissage de la lecture et au cours de la suite de la scolarité.

Un élève avouera facilement qu’il a des difficultés en mathématiques mais sera très gêné  de reconnaître qu’il en a en lecture. C’est que l’échec en lecture est très mal vécu, sans doute en raison de ses répercussions sur le cursus scolaire de l’élève et sur sa vie sociale. C’est pourquoi il importe de mettre au jour les facteurs qui contribuent au succès de la pédagogie de la lecture  et c’est dans ce cadre que  se situe cette intervention.

Avant de nous intéresser à la lecture à voix haute telle qu’on la conçoit aujourd’hui, il serait  utile de  procéder  à un petit rappel historique, ce qui pourrait nous éclairer et  guider notre réflexion.

Un enfant passant un test oral de lecture.
Un enfant passant un test oral de lecture.

Rappel historique

La lecture à voix haute a connu durant l’histoire divers statuts. Avant la découverte de l’imprimerie, la lecture à voix haute correspondait à une nécessité pratique car les mots n’étaient pas séparés à l’écrit, et il n’y avait pas de ponctuation. D’autre part, les livres étaient inaccessibles au commun des mortels : ils étaient rares puisqu’il fallait des scribes pour les recopier.

Les   supports écrits subissaient également une forte détérioration surtout à l’époque   qui a précédé la généralisation de l’usage du papier. Bref on l’aura compris, le nombre de personnes maîtrisant la lecture et l’écriture étant réduit, le recours à la lecture à haute voix était incontournable, c’était le seul moyen de faire connaître le contenu des livres, notamment les livres sacrés. Bien entendu, nous ne parlons pas des écrivains et des chercheurs mais de l’usage commun.

 La lecture à voix haute aujourd’hui

C’est donc à partir de la découverte de l’imprimerie que petit à petit, l’accès à l’écrit s’est individualisé. Il ne faut sans doute pas oublier le rôle des journaux, qui ont contribué à banaliser la lecture individuelle, à partir du 19è siècle.

Ainsi donc on relève que la lecture à voix haute, dans sa vocation première, consiste à lire à d’autres. Pour prendre soi-même connaissance du contenu d’un écrit, on n’a évidemment pas besoin d’oraliser. C’est ce qui explique que, à la fin du siècle dernier, cette forme de lecture soit considérée par beaucoup comme étant inutile, voire comme une pratique désuète ou une survivance d’un âge révolu, sachant que chacun est censé lire pour lui-même.

D’où sans doute la méfiance que l’on a nourrie à l’égard de la lecture à voix haute à cette époque et qui nous a amenés à l’exclure de nos préoccupations pédagogiques, et ce même à l’école primaire. A un certain moment, on a pu croire qu’elle parasitait l’apprentissage de la lecture – compréhension, dans un raisonnement qui l’opposait à la lecture silencieuse (c’est d’ailleurs la thèse défendue  dans les années 80 par l’AFL, Association française pour la lecture, dirigée alors par Jean Foucambert). Pourquoi donc ce regain d’intérêt pour la lecture à voix haute actuellement ? En d’autres termes, à quoi sert la lecture à haute voix aujourd’hui ? Quelles en sont les spécificités ? Quels en sont les enjeux pédagogiques ?  C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans ce qui suit.

Quelques malentendus à dissiper

Tout d’abord, il serait utile de cerner le champ de la lecture à voix haute et de dissiper certains malentendus à son sujet : La lecture à voix haute ne devrait pas être conçue en termes d’opposition ou de concurrence avec la lecture silencieuse pour la simple raison qu’elle ne peut pas se substituer à cette dernière. Il s’agit d’établir une relation dialectique entre elles en vue de construire la compétence de lecture. Chacun de ces modes d’accès au sens ayant ses spécificités, il serait plus juste de raisonner à leur sujet en termes de complémentarité et non d’exclusion. D’ailleurs l’apprentissage de l’une ne va pas sans l’autre.

En ce qui concerne la lecture à voix haute, il y a lieu de rappeler qu’elle joue un rôle fondamental  dans l’apprentissage de la lecture  en ce sens qu’elle   permet  d’évaluer la capacité de déchiffrage de l’élève. À ce sujet il convient de rappeler que les tests d’évaluation de l’apprentissage de la lecture se basent essentiellement sur la lecture à voix haute, c’est le cas de l’évaluation EGRA (Early Grade Reading Assessment) et des recherches menées entre autres par Hasbrouck et Tindal. EGRA est un  dispositif d’évaluation orale  de 15 mn visant les premières années de l’apprentissage  et qui permet  d’évaluer les compétences fondamentales en lecture

Mis au point en 2006, il a été utilisé dans plus de 100 langues et 50 pays  dont le Maroc, l’Egypte, la Jordanie et la Tunisie en 2021.

Un test EGRA en Tunisie.
Un test EGRA en Tunisie.

Les enjeux pédagogiques de la lecture à haute voix

En revenant sur une caractéristique que nous avons mise en évidence en évoquant l’histoire de la lecture, à savoir que lire à voix haute c’est lire à d’autres, nous préciserons que  lire pour les autres, c’est communiquer du sens et des émotions tout comme jouer une pièce de théâtre ou  interpréter une chanson. D’où la nécessité d’un apprentissage en vue d’en faire une pratique maîtrisée, pour l’enseignant aussi bien que pour l’élève.

Nous allons donc examiner de plus près les enjeux de la lecture de l’enseignant et de celle de l’élève avant d’envisager les moyens qui pourraient être mis en place dans le cadre d’un projet pédagogique.

Pour commencer, je voudrais poser une question : Qui d’entre nous n’a pas envie d’écouter ou de faire une bonne lecture à voix haute ? Lorsque, j’ai annoncé aux enseignants de ma circonscription lors d’une réunion de rentrée scolaire que je préparais un atelier de lecture à voix haute dans le cadre de la formation cette année, j’ai eu 170 demandes sur un total de  240 enseignants ! Pourquoi ? Parce que lire est un plaisir et un moment de partage, la dimension sonore de la langue étant une composante non négligeable. C’est aussi parce que cela répond à une exigence professionnelle.

Connaissant l’effet d’une bonne lecture sur les élèves, les enseignants ont éprouvé le besoin de se perfectionner dans ce domaine. Comme vous pouvez le constater, nous ne sommes pas loin de la motivation à la lecture et c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous nous rappelons tous le texte de Daniel Pennac à ce propos, ses recommandations concernant la lecture de l’adulte à l’intention des enfants, à appliquer aussi bien à la maison qu’en classe pour faire aimer la lecture. En effet, la lecture magistrale de l’enseignant constitue un moment privilégié dans le vécu du groupe – classe qui partage une découverte, et des émotions souvent intenses, construisant ainsi une mémoire et une expérience communes.

L’élève n’est plus seul face à un texte inconnu, il se sent en quelque sorte porté par le groupe et ce que ce soit en cours d’arabe ou de français. En lisant, le professeur concentre l’attention des élèves et permet de   les fédérer autour d’un projet de lecture. Le professeur joue ainsi le rôle du chef d’orchestre qui signe le début d’une partition, d’un vécu partagé.  Pour mesurer l’importance du rôle du chef d’orchestre, imaginons un seul instant des instrumentistes qui, la partition sous les yeux, commencent à jouer chacun de leur côté et la cacophonie  qui peut en résulter !

Dédramatiser la lecture

De plus, la lecture magistrale dédramatise la lecture de même qu’elle prévient les erreurs de prononciation et aide à faire face aux mots nouveaux. Cela peut se vérifier lorsqu’il s’agit d’un texte long, la découverte de la première page, lue par l’enseignant et suivie d’un échange donne à l’élève la possibilité d’accéder à un premier niveau de lecture et une motivation pour lire tout seul la suite : Ayant saisi la tonalité du texte, il peut aller de l’avant dans le cadre d’une lecture silencieuse.

Comment peut-on expliquer cet effet sur la motivation de l’élève ? En lisant, l’enseignant fait ressortir les indicateurs temporels et la structuration du texte pour un texte narratif notamment. Les variations de l’intonation éclairent l’élève et le renseignent sur les moments dramatiques, le suspense, par exemple. Elles facilitent aussi l’identification des personnages, ainsi que les particularités syntaxiques ou rythmiques. Comme on peut le constater, la lecture magistrale prépare la lecture silencieuse et la facilite. On remarquera aussi qu’elle apprend à l’élève à écouter et à comprendre.

En faisant découvrir la  tonalité d’un texte, en introduisant des variations rythmiques structurantes, l’enseignant fait ressortir les éléments clés du texte et apprend à l’élève à développer ses capacités d’écoute, qui lui serviront bien sûr pour les autres activités d’oral. Cela favorise en outre la mémorisation d’éléments significatifs du texte qui seront réactivés et employés pour une compréhension plus fine, plus approfondie. Par ailleurs, la lecture magistrale stimule les échanges aboutissant à la mise en commun du sens : chacun s’exprime sur le texte et y revient en vue d’un questionnement et d’une compréhension plus approfondis. En somme il est possible d’affirmer que grâce à la lecture magistrale, on met en place une nouvelle relation au texte !

Voyons maintenant la lecture effectuée par l’élève. Tout d’abord, il y a lieu de rappeler que la lecture à haute voix ne peut assurer à elle seule la compréhension. Faire lire l’élève ou les élèves successivement à haute voix en espérant que cela va les amener à saisir le sens du texte est une grossière erreur car cette activité ne tarderait pas à devenir ennuyeuse et sans intérêt.

Elle ne peut intervenir que de façon étudiée et réfléchie :

En début de séance, après la lecture magistrale, un bref échange et une lecture silencieuse, la lecture de l’élève permet la vérification du déchiffrage et de la compréhension globale du texte (ton, genre…). A la fin de la séance, elle évalue la pertinence de la restitution du sens. Il convient cependant de souligner que la lecture à haute voix doit être conçue comme un moment de partage, étant donné qu’on lit pour les autres ; apprendre à lire à haute voix c’est aussi apprendre à communiquer à l’oral. Cette compétence va servir à lire un texte littéraire ou un tout autre écrit ou encore un écrit que l’apprenant a lui-même élaboré. D’où la nécessité d’apprendre à maîtriser la lecture à voix haute.

Pour mieux lire à voix haute

Comment aider les élèves et malheureusement de plus en plus d’enseignants à aller vers la maîtrise de cette compétence ? L’entraînement suffit-il ? Certes, il est nécessaire mais il demeure insuffisant. On peut aussi concevoir des activités plus ou moins ludiques ; mais il faudrait surtout identifier les besoins des élèves et leurs difficultés (discriminations auditives, articulation, intonation, débit, respiration…) avant de leur proposer un enseignement-apprentissage organisé et construit, un apprentissage qui pourrait trouver sa place dans le cadre de la pratique de l’oral. Sachant que lire à haute voix c’est interpréter un texte, lui donner vie ! « Mettre debout les mots couchés », pour citer un écrivain.

 Des démarches pédagogiques/ de formation pourraient être mises en œuvre en vue de promouvoir la lecture à voix haute. La désaffection qu’elle connaît aujourd’hui sous nos cieux explique sans doute en grande partie celle que les jeunes ont pour la lecture en général. En faire connaître les avantages, entre autres, la relation de complémentarité qu’elle présente avec la lecture silencieuse peut s’avérer utile pour changer la représentation que l’on a de cette activité. Lire à haute voix c’est interpréter un texte, lui donner vie ! « Mettre debout les mots couchés », pour citer un écrivain.

Chadia MHIRSI, septembre 2021

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