Les compétences non cognitives

Par Naji Boumzough & Pierre Varly

En mai 2015, la société Varlyproject a organisé au Maroc des focus groups de jeunes axés sur les compétences de résolution de problèmes, en entreprise et dans la vie quotidienne. Comme il est de tradition, la société Varlyproject a entrepris sa propre recherche connexe sur les compétences dites non cognitives, en complément du travail demandé par le client. Cet article fait suite au post sur le capital immatériel.

Importance et définition des compétences non cognitives

Récemment, le terme « compétences non cognitives (sociales, émotionnelles et civiques) » (Soft skills) a suscité un intérêt croissant des chercheurs et des organismes internationaux dans le domaine de l’éducation et de la formation professionnelle. Auparavant, les termes génériques de compétences psychosociales, compétences non formelles et informelles et aussi compétences comportementales étaient davantage utilisées dans la littérature. La maîtrise des techniques professionnelles, les compétences académiques acquises pendant les études ne sont pas suffisantes pour être employé(e) ou pour être un employé productif, performant et épanoui.

Aujourd’hui, les compétences non cognitives comprennent d’une manière générale : la maturité émotionnelle, l’esprit d’équipe, le leadership, l’empathie, les compétences interpersonnelles, la communication verbale et non-verbale, la confiance en soi, la motivation, la persévérance, etc. Elles influencent le comportement global d’une personne, en entreprise et dans la vie courante.

Les compétences suivantes peuvent avoir des effets directs et indirects sur la productivité et la réussite professionnelle :

  • Savoir résoudre les problèmes, savoir prendre des décisions.
  • Avoir une pensée créatrice, avoir une pensée critique.
  • Savoir communiquer efficacement, être habile dans les relations interpersonnelles.
  • Avoir conscience de soi, avoir de l’empathie pour les autres.
  • Savoir gérer son stress, savoir gérer ses émotions.

Cette carte mentale est le fruit d’une réflexion collective des employés de la société Varlyproject en mai 2015 (Naji Boumzough, Amal Hmimou et M’Barek Iaousse) en partant de la littérature et en prenant en compte le contexte marocain.

Carte mentale des compétences non cognitives

Carte Mentale_PV_28-09-2015

© Varlyproject

En environnement professionnel, les compétences non cognitives jouent un rôle majeur et sont souvent exigées par les employeurs. Or, il est difficile, au moment d’un entretien d’embauche de cerner ou mesurer ces compétences, qui sont des traits de personnalité.

De plus grandes compétences non cognitives ont tendance à conduire à des salaires plus élevés et les comportements à risque sont diminués parmi les individus. Les enfants qui ont développé des compétences non cognitives sont plus aventureux et ouverts à l’apprentissage. Bien sûr, les compétences non cognitives requises au travail varient entre secteurs d’emploi et postes occupés.

Conséquence d’un manque d’esprit d’équipe

Ram

Dans certains secteurs, ces compétences sont cruciales. Par exemple dans le secteur aérien, le facteur humain est responsable d’une partie des accidents et fait l’objet d’un suivi et de formations. L’exemple récent du crash de la German Wings montre qu’il ne suffit pas de tester les capacités techniques de pilotage, mais que d’autres compétences ou traits de personnalité sont nécessaire. Le travail d’équipe, la communication, la capacité à garder son sang froid sont des éléments qui font un bon pilote. On citera par exemple, l’incident survenu à bord d’un avion de la RAM (sans gravité) où deux hôtesses se sont disputées. Cela suppose une bonne prise en charge de la question des compétences non cognitives, en entreprise, dans la vie de tous les jours et à l’école. Certains comportements peuvent amener à crasher un avion, un projet, une entreprise.

Des exemples concrets de compétences non cognitive

En dehors des termes techniques, tâchons d’expliquer ce que sont les compétences non cognitives, à travers des exemples concrets. Même face à des situations qui peuvent paraître banales, les bonnes réactions s’obtiennent en mobilisant certaines compétences et traits de personnalité.

Exemple 1 : enquête sur le terrain au Maroc

J’étais engagé par une organisation internationale non gouvernementale en tant que superviseur d’une équipe de six enquêteurs (dont trois enquêtrices) et trois conducteurs (hommes). Un matin, on avait une réunion dans une division d’une préfecture à laquelle participaient un chef de la division et les coordinateurs des activités génératrices de revenu (AGR). Le but était de fixer des rendez-vous avec ces coordinateurs pour la semaine. L’après-midi, les enquêteurs et enquêtrices avaient aussi d’autres rendez-vous avec les coordinateurs d’autres AGR d’une autre préfecture. Durant la réunion, une enquêtrice a perdu connaissance et a chuté. Pour résoudre ce problème j’ai demandé à une autre enquêtrice et à un conducteur de l’amener chez un médecin ou un centre de santé la plus proche, pendant que la réunion se poursuivait.

Après une demi-heure, la réunion étant terminée, j’ai  téléphoné au conducteur qui a accompagné les deux enquêtrices pour avoir de ses nouvelles. Il m’a informé qu’elle allait mieux et que le médecin lui a demandé de suivre un traitement et de se reposer pendant deux jours. J’ai alors informé cette enquêtrice que j’allais la remplacer pour ses rendez-vous de l’après-midi et aussi pendant les deux jours qui suivent. En même temps, je lui ai conseillé de se reposer, de bien manger, car elle a perdu connaissance à cause de la fatigue et du stress.

Compétences mobilisées lors de cette expérience : Solidarité, sang froid, leadership, esprit d’équipe, équilibrer le travail du terrain entre les enquêteurs.

Exemple 2 : organisation de deux ateliers

Mon gérant, en déplacement à l’étranger, m’a chargé de l’organisation de deux ateliers régionaux au Maroc en faveur du Ministère de l’Education et deux organisations internationales pour présenter et discuter les résultats d’une étude. Les participants de ces deux ateliers proviennent de différentes catégories : représentants du Ministère et des organismes internationaux, de la société civile, des chercheurs,…

Les tâches suivantes devaient être réalisées avec un budget déterminé à l’avance :

  • Trouver deux salles des conférences de bon niveau et bien équipées
  • Trouver deux bons traiteurs et négocier avec eux la qualité et les types de leurs produits et aussi le coût
  • Faire le suivi de l’impression des documents qu’on doit distribuer à chaque participant, ainsi que des banderoles, les fiches techniques,…
  • Gérer une équipe de soutien pendant les jours de l’atelier
  • Réaliser d’autres tâches administratives et de gestion au sein du bureau.

Les difficultés que j’ai rencontré concernant ce travail, c’est qu’il fallait prendre des décisions sur une courte période avec des ressources bien définies (budget, taille de l’équipe d’appui) tout en cherchant à satisfaire au mieux le client et en répondant aux besoins de participants d’horizon divers.

Compétences mobilisées lors de cette expérience : organisation, confiance en soi, persévérance, leadership, communication, négociation, capacité d’élargir un réseau professionnel, motivation, initiative, demander de l’aide et des conseils

Exemple 3 : préparer le Ftour

Lorsque j’étais célibataire, je vivais à la maison avec ma mère. Un jour durant le mois de Ramadan un membre de la famille m’a appelé et m’a informé qu’il viendra avec sa femme chez moi, afin de rompre le jeûne avec nous. Je lui ai dit que j’étais heureux de leur présence, mais en même temps que j’avais un problème, car ma mère était en voyage et j’étais tout seul à la maison et donc obligé de préparer le « Ftour ». Il se compose de thé, jus de fruits, gâteaux, dattes, chebakia (gâteaux typiquement marocain), œufs dur, Harira (soupe marocaine), Msemen, pain. La difficulté est de préparer la Harira parce qu’elle est essentielle dans chaque « Ftour » marocain et elle est difficile à faire (demande beaucoup d’ingrédients et précisions), alors que je n’avais jamais préparé de Ftour dans ma vie, ma mère le faisant toujours. Différentes solutions s’offraient à moi :

  1. Préparer le « Ftour » sans la Harira
  2. L’acheter (mais le coût sera élevé)
  3. Préparer le « Ftour » avec Harira, mais avec l’aide de ma voisine
  4. Préparer le « Ftour » avec Harira, mais avec l’aide de ma belle-sœur qui habite près de chez nous
  5. Préparer « Ftour » avec Harira, en ne comptant que sur moi-même

Après un moment de réflexion, j’ai décidé de compter sur moi-même (option 5) et de préparer, et je me suis basé aussi sur ma mémoire et mes notes, car j’ai regardé et j’ai suivi parfois la méthode de préparation de Harira par ma mère. Finalement j’ai pu le préparer, en plus mes invités l’ont apprécié.

Compétences mobilisées lors de cette expérience : Confiance en soi, initiative, persévérance, concentration, organisation.

On voit bien que ce soit pour résoudre des situations simples ou complexes, à faibles ou forts enjeux, un certain nombre de compétences peuvent être mobilisées. Dans le fond, préparer un Ftour et un atelier, c’est la même chose, on sert du contenu à des participants à lieu et date donnés. La complexité varie, mais les mêmes capacités sont mobilisées et les compétences nécessaires ne s’apprennent pas à l’école.

Plus on est amenés à résoudre des situations, même banales dans la vie de tous les jours, plus on renforce ses compétences et on acquière des aptitudes qu’on peut mobiliser dans la vie professionnelle. Un effort continu est nécessaire pour muscler ses compétences. L’échec est aussi parfois l’occasion d’apprendre.

Focus group de jeunes sur les compétences de résolution de problèmes 

Focus group de jeunes

Comment développer ces compétences ?

Selon l’OCDE: “Dans un monde caractérisé par l’accélération des changements de toute nature, technologiques, politiques, sociaux, économiques, etc., il s’agit maintenant de développer la capacité à s’adapter aux différents risques. En s’investissant dans le développement des compétences non-cognitives, l’individu se donne les moyens d’évoluer dans leur emploi ou dans un emploi différent ou de faire face et de résoudre les difficultés auxquelles il est confronté dans la vie quotidienne. C’est aussi une façon de minimiser le risque de perte d’emploi qu’il encoure, en s’adaptant aux évolutions du travail et donc aux besoins des employeurs ou des entreprises.”

Dans ce cadre on peut citer plusieurs institutions/sources qui permettent d’acquérir et de développer ces compétences non cognitives à savoir :

La famille : Les parents sont plus capables d’aider les enfants à développer des compétences non cognitives que quiconque. Les efforts déployés par les parents aident les enfants avec leurs compétences cognitives en particulier dans les premiers stades et cela se répercute aux stades ultérieurs de la vie (effet de levier).

Le préscolaire : L’enfant devient membre d’une communauté d’apprentissage, sa classe représente un lieu de stimulations cognitives et non cognitives. Il pousse son exploration du monde par des manipulations et des expérimentations, par des productions et des créations, par des communications verbales et des réflexions, car les expériences vécues en classe lui permettent de mettre sa pensée créatrice à l’œuvre, de se familiariser avec les différents langages, d’acquérir des connaissances, de développer des attitudes et des habiletés qui seront les assises de ses apprentissages futurs. Il découvre qu’il existe des différences entre sa réalité et celle des autres. Le préscolaire est un point de départ très important pour chaque enfant dans le processus de la formation, car c’est un lieu dans lequel l’enfant est capable de s’exprimer, de communiquer et de s’expliquer pour être bien compris par les autres enfants et les adultes.

Formation continue : Grâce à des formations continues opérationnelles, on peut renforcer le profil non cognitif de la personne. Ces formations seront implantées sous forme d’activités pratiques tels que des ateliers qui développent davantage les compétences de communication et de gestion de la relation ainsi que le développement de leadership, de coaching et de l’esprit d’équipe, etc. Ces formations sont malheureusement trop souvent destinées aux cadres et pas aux employés. Il est possible d’intégrer dans la culture d’entreprise, des manières de travailler qui favorisent le renforcement mutuel des compétences non cognitives.

Société civile : Grâce au bénévolat, les associations peuvent devenir des lieux de construction de savoirs flexibles et adaptatifs, favorisant l’acquisition de ces compétences Elle joue un rôle très important dans la vie quotidienne que professionnelle. Chaque personne en vertu de sa fréquentation et sa participation au sein des associations peut développer et mettre en épreuve de nombreuses compétences non cognitives telles que la communication efficace, coopération, gestion de stress, prise d’initiative, résolution de problèmes, engagement, persévérance, etc. D’ailleurs, entre deux candidats à qualification et expérience égale, les employeurs peuvent privilégier l’individu qui a œuvré dans une association, car potentiellement il a acquis des compétences non cognitives qui seront utiles à l’entreprise.

Secteur formel ou informel : C’est dans ces deux secteurs que l’individu met en épreuve réellement ses compétences non cognitives. Les employeurs et les investisseurs devront mettre en œuvre des programmes d’accompagnement pratique sous l’obligation de la participation effective de leurs cadres et leurs responsables. Cela permet à leurs employés et surtout les plus récents d’améliorer et d’évaluer leurs compétences non cognitives les plus demandées par leurs employeurs tel que : la confiance en soi, la motivation, la capacité à communiquer et à collaborer facilement avec des groupes hétérogènes, pour qu’ils soient plus efficaces, utiles et rentables au sein de l’entreprise.

L’investissement dans des programmes ou des actions de renforcement des compétences non cognitives peuvent générer des rendements importants dans l’entreprise, que ce soit d’un point économique ou social (meilleur climat, moins de conflits, meilleure collaboration). Il reste à s’interroger sur la manière dont l’école améliore ou crée chez les jeunes les compétences non cognitives. De même, lorsque les jeunes sont employés sans contrat formel, ou mal payés, on peut se demander s’ils ont vraiment la motivation de faire valoir aux mieux leurs compétences. Si les jeunes ont des devoirs, ils ont aussi des droits.

Les jeunes et le droit du travail

En marge des deux focus group de 23 jeunes âgés entre 15 ans et 22 ans, dont 10 filles et qui ont été organisés au Maroc par le bureau d’études Varlyproject, un bref quizz sur le droit du travail a été administré. Le quizz a été élaboré en langue française mais a été administré en langue arabe par l’équipe de Varlyproject, en cas de besoin. Ces jeunes ont été sélectionnés selon plusieurs critères, à savoir selon le statut socioéconomique (quartier pauvre, moyen et richeà à l’aide du lieu de résidence (Rabat, Salé et Témara), secteur et type d’emploi, expérience et formation scolaire.

En moyenne, ces jeunes marocain(e)s ont pu répondre correctement à une question sur quatre (19 questions concernant le droit du travail au Maroc). Par contre, plus des trois quart ont su répondre correctement à deux questions qui sont : Les salariés ont le droit de bénéficier des programmes de lutte contre l’analphabétisme ? Et Les salariés ont le droit de bénéficier de la formation continue ? Un seul de ces jeunes marocains savait quelle est la durée du congé annuel payé, quatre savaient quel est l’âge légal pour le travail et huit de ces jeunes savaient quels sont les principaux types de contrat de travail. D’après ce quizz il s’est avéré que ces jeunes manquent cruellement de connaissances de base dans le domaine professionnel et sur le droit du travail.

Il semble donc que des efforts de formation peuvent être conduits à la fois au niveau des compétences non cognitives que de l’information des jeunes sur le droit du travail.