Comment valoriser les savoirs autochtones dans le cadre des objectifs de développement durable ?
Quelle intégration possible de ces savoirs dans les curricula nationaux ?
Christian ASSE, septembre 2021
De la situation d’exclusion à une reconnaissance actuelle des savoirs autochtones à travers le processus de transition écologique
Les territoires des populations autochtones sont souvent situés dans des régions du monde au climat rude pour l’homme, comme les forêts tropicales humides, le désert, la banquise, la toundra par exemples. Pourtant ces groupes humains ont réussi à survivre, à s’adapter à leur environnement au fil des générations et à développer et accumuler une somme de connaissances uniques sur leur environnement naturel proche représentant un héritage collectif présenté sous diverses formes, incluant des pratiques agricoles, de pêche/chasse ou de médecine, l’ensemble étant réglé par du droit coutumier.
Ces savoirs, maintenant qualifiés de traditionnels, ont cependant toujours été disqualifiés par le modèle dominant associé à la modernisation technique, considérés comme n’étant pas conformes à l’ensemble de connaissances et au mode de vie social des zones industrialisées. Leur mode de transmission se trouve ainsi menacé par l’incitation à intégrer les modes de vie des pays industrialisés mais aussi par la réduction du nombre de leurs dépositaires, et ils ont tendance à se fragmenter et à s’individualiser en fonction de leur abandon par les jeunes générations.
Malgré l’existence de conventions internationales permettant la reconnaissance de la culture autochtone dans les systèmes éducatifs, leur mise en œuvre n’est pas effective, notamment dans de nombreux pays où la communauté autochtone constitue une part représentative de la population. Cette situation a entraîné historiquement des situations d’exclusion ou de marginalisation, l’école ayant valorisé le groupe dominant, dans une logique inégalitaire, et représente aussi un facteur d’extension de la pauvreté des communautés[3].
Même si parfois l’enseignement de la langue et de la culture autochtones sont préconisés au niveau national, cette option reste encore minoritaire et la réalité montre souvent que les systèmes éducatifs restent dans une logique assimilatrice[4].
La logique d’’inter-culturalité exigerait plutôt la construction d’une éducation pour les peuples autochtones et non autochtones selon une approche capable de rompre avec ces relations de domination/soumission présentes.
Une réhabilitation des savoirs et spécificités autochtones, qui ont toujours montré la capacité de résilience des communautés natives par rapport aux différents bouleversements qu’elles ont rencontrés, est maintenant réalisée par la communauté scientifique. Cette dernière les reconnaît en effet comme étant utiles à la résolution de problèmes actuels, notamment environnementaux et sociaux. Le rapport de l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire de 2005 souligne leur pertinence, et la seconde partie du cinquième rapport du GIEC sur l’évolution du climat (GIEC) de 2014, sollicite explicitement leur contribution. Les échanges entre experts du GIEC et de l’IPBES[5] en 2021 confirment cette option[6].
Ces connaissances sont dynamiques, c’est-à-dire qu’elles se développent dans un contexte d’action et sont capables de s’adapter aux changements techniques, socioéconomiques et climatiques du présent. Elles permettent de sentir et de ressentir l’écologie, de comprendre l’importance de la préservation, en ce qui concerne l’eau par exemple, ou bien de la prise de conscience que le gibier, les poissons, peuvent soudainement disparaître en raison d’une modification des équilibres.
En tant qu’approches pertinentes déjà existantes, il paraît ainsi légitime de valoriser certains d’entre eux, en les associant à l’actualité des défis à relever au niveau international, notamment au niveau des objectifs de développement durable qui composent l’agenda 2030 de l’UNESCO, et qui décrivent les grands défis de développement que l’humanité va devoir relever pour se remettre sur la voie de la durabilité, en levant les obstacles systémiques majeurs tels que les inégalités, les modes de consommation non durables, la faiblesse des capacités institutionnelles et la dégradation de l’environnement.
De quelle manière intégrer des savoirs autochtones en tant qu’objectifs d’apprentissage associés à des ODD ?
Les objectifs de développement durable préconisés dans l’agenda 2030 de l’UNESCO sont au nombre de 17, et chacun d’entre eux concerne un domaine clé relatif au développement humain. Ils sont également déclinés en cibles à atteindre, et pour chacune d’entre elles, un guide édité par l’UNESCO[7] développe trois catégories d’objectifs d’apprentissage :
- Ceux qui relèvent de la sphère cognitive, qui comprend les connaissances et les compétences en matière de réflexion étant nécessaires afin de mieux comprendre les ODD et les obstacles à leur réalisation.
- Ceux qui relèvent de la sphère socio-émotionnelle incluant les compétences sociales qui permettent à l’élève de collaborer, négocier et communiquer en vue de promouvoir les ODD ainsi que la capacité de réflexion sur soi-même et sur ses valeurs, attitudes et motivations qui lui permettent de gagner en maturité.
- Ceux qui relèvent de la sphère comportementale, comprenant les compétences liées à l’action.
Ce guide aborde également des thèmes et des approches pédagogiques.
Certains savoirs autochtones fondamentalement durables peuvent être logiquement associés aux ODD.
Ainsi, dans les pays ayant une composante significative de population autochtone, l’intégration de ces savoirs dans un curriculum national permettrait une valorisation de la culture autochtone sur les domaines de la biodiversité, de la restauration des écosystèmes, des changements climatiques ou bien des valeurs sociales).
- Dans un contexte local (province, district par exemples), de nombreuses approches alternatives à l’éducation officielle ont été mises en œuvre à travers une approche spécifique au profit des communautés autochtones ancrant les orientations éducatives dans le contexte culturel local. La vision est de revitaliser la culture autochtone, de préserver la langue maternelle et de transmettre les savoirs traditionnels. Il est également envisageable d’utiliser les méthodologies d’apprentissage traditionnelles[8].
- Dans un contexte national, on peut envisager de promouvoir des éléments du patrimoine autochtone dans les curricula de base nationaux pour valoriser certains savoirs associés au concept de développement durable. La vision est d’entrer dans une logique d’inter-culturalité, en valorisant des modes de fonctionnement préservant les ressources naturelles (dispositifs de captage des eaux dans les oasis, de régénération de plantes dans les zones forestières).
Dans les pays ne présentant pas de composante autochtone, l’approche envisagée est réalisée dans un contexte mondialisé, visant à promouvoir des éléments du patrimoine autochtone mondial dans des curricula de base nationaux, en considérant que le savoir traditionnel ou autochtone peut représenter un levier de développement durable, en association avec des savoirs scientifiques orientés dans ce sens. Des exemples sont proposés dans ce sens ci-dessous.
Un exemple avec l’ODD 6 : Assurer une gestion durable des ressources en eau
Un choix de cibles pour l’ODD 6 qui peuvent être associées aux problématiques autochtones, la détermination d’objectifs et de propositions d’activités par cible
La cible 6.6 Protéger et restaurer les écosystèmes liés à l’eau, notamment les montagnes, les forêts, les zones humides, les rivières, les aquifères et les lacs
Quels objectifs d’apprentissage proposer ?
- Objectifs de connaissance
- Percevoir l’importance de l’eau comme élément indispensable à la vie, de sa qualité, des causes et des conséquences de la pollution et de sa rareté.
- Comprendre les interactions de l’eau avec différents systèmes complexes.
- Connaître des techniques traditionnelles locales de gestion de l’eau, comme celles des oasis traditionnelles associant savoir-faire hydrauliques et droits coutumiers.
- Comprendre le fonctionnement des écosystèmes des zones humides.
- Objectifs socio-émotionnels
- Concevoir les risques de la raréfaction de la ressource et se sentir responsable de son utilisation
- Percevoir l’utilité de modes de gestion traditionnelle fonctionnant avec sobriété.
- Se rendre compte des disparités socio-économiques et de genre en termes d’accès à l’eau.
- Objectifs comportementaux
- Valoriser les dispositifs hydrauliques autochtones existants dans les zones arides et semi-arides notamment.
- Communiquer pour valoriser une utilisation sobre.
- Contribuer à la préservation de zones humides, à des comportements non polluants pour les nappes.
Quelles activités possibles pour les élèves du cycle primaire et secondaire ?
- Observations scientifiques
- Présentation du cycle de l’eau et de la répartition de l’eau dans le monde.
- Mise en évidence de l’importance des écosystèmes liés à l’eau.
- Sujet d’étude
Présentation du fonctionnement d’un dispositif hydraulique traditionnel dans une oasis, permettant le captage des nappes superficielles pour l’irrigation ou de dispositifs permettant de recharger les nappes phréatiques. (ou bien de dispositifs issus d’autres régions)
- Recherches documentaires
L’eau et le développement durable dans les dispositifs traditionnels autochtones (par exemple l’eau et l’économie verte, l’eau et la santé, l’eau et les changements climatiques, l’eau et la sécurité alimentaire).
Des éléments pour un sujet d’étude portant sur le fonctionnement d’un dispositif hydraulique traditionnel dans les pays du Maghreb
Vincent Battesti –Jardins au désert.
La Cible 6.b : Appuyer et renforcer la participation de la population locale à l’amélioration de la gestion de l’eau et de l’assainissement.
Quels objectifs d’apprentissage proposer ?
- Objectifs de connaissance
- Connaître et comprendre les stratégies et les mesures permettant d’améliorer la gestion de l’eau, de limiter les risques d’inondation et de sécheresse, notamment au niveau des savoirs traditionnels autochtones utilisés.
- Comprendre le concept de gestion intégrée des ressources en eau visant à assurer la disponibilité et la gestion durable de l’eau et des moyens d’assainissement.
- Objectifs socio-émotionnels
- Percevoir l’utilité de normes d’assainissement et d’hygiène
- Communiquer au sujet de la pollution de l’eau, de l’accès à l’eau et des mesures d’économie de l’eau.
- Valoriser l’esprit de partage de la ressource permettant d’éviter de générer les conflits, en mettant en valeur des principes de droit coutumier autochtone.
- Objectifs comportementaux
- Etre capable de réduire son empreinte eau individuelle et adopter des habitudes quotidiennes économes en eau.
- Etre capable d’évaluer et de reproduire des activités qui contribuent à accroître la qualité et la sécurité de l’eau.
- Etre capable de valoriser les dispositifs de gestion des ressources en eau durables, intégrant des dispositifs traditionnels agricoles.
Quelles activités possibles pour les élèves du cycle primaire et secondaire ?
- Conception et mise en oeuvre d’un protocole expérimental
- Reproduction de dispositifs d’irrigation avec un minimum d’apport énergétique extérieur.
- Calculs par l’élève de son empreinte eau.
- Mise en œuvre de projets à l’échelle locale
- Contribution à la réhabilitation de dispositifs hydrauliques autochtones.
- Planification et gestion de campagnes de sensibilisation ou projet d’action de jeunes sur l’eau et son importance.
- Partenariats
- Création de partenariats entre écoles de régions où l’eau est abondante ou plutôt rare.
Exemples d’expérimentations possibles:
Reproduction de dispositifs d’irrigation asiatiques à partir de canalisations en bambou
Réhabilitation d’une infrastructure hydraulique traditionnelle : Le Cantero en Amérique latine :
Les savoirs autochtones peuvent être associés à l’atteinte des cibles de nombreux ODD.
Différentes cibles de chaque ODD peuvent avoir pour levier des savoirs traditionnels autochtones. Le tableau ci-dessous n’est pas du tout exhaustif mais présente un exemple de cible possible pour chacun des objectifs désignés. Comme pour l’exemple donné au niveau de l’ODD6, la détermination de cibles associées aux ODD permet de développer des objectifs d’apprentissage ainsi que des activités.
Objectif de Développement Durable | Cibles possible mettant en jeu des savoirs autochtones |
2. Améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable | 2.4. Assurer la viabilité des systèmes de production alimentaire et mettre en œuvre des pratiques agricoles résilientes. |
4. Assurer l’accès à tous à une éducation de qualité |
4.7 Faire en sorte que tous les élèves acquièrent les connaissances et compétences nécessaires pour promouvoir le développement durable. |
6. Gérer durablement les ressources en eau | 6.6. protéger et restaurer les écosystèmes liés à l’eau
6.B. Appuyer et reforcer la participation de la population à l’amélioration de la gestion de l’eau. |
11. Promouvoir les villes et communautés durables | 11.b Accroître le nombre d’établissements humains adoptant l’utilisation rationnelle des ressources, et s’adaptant aux effets des changements climatiques . |
12. Etablir des modes de consommation et de production responsables | 12.8 Faire en sorte que toutes les personnes, partout dans le monde, aient les informations et connaissances nécessaires au développement durable et à un style de vie en harmonie avec la nature |
13. Prendre des mesures pour lutter contre les changements climatiques. | 13.1 Renforcer, dans tous les pays, la résilience et les capacités d’adaptation face aux aléas climatiques et aux catastrophes naturelles liées au climat. |
14. Conserver et exploiter de manière durable les océans
|
14.2 Gérer et protéger durablement les écosystèmes marins et côtiers, notamment en renforçant leur résilience, et prendre des mesures en faveur de leur restauration pour rétablir la santé et la productivité des océans. |
15. Préserver et restaurer les écosystèmes terrestres.
|
15.1 Garantir la préservation, la restauration et l’exploitation durable des écosystèmes terrestres et des écosystèmes d’eau douce et des services connexes. |
[1] https://www.pinterest.fr/pin/617204323916671350/
[2] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1069091/ponts-racines-vivantes-inde-tribu-khasi
[3] Le dernier état des lieux de l’OIT en 2019, trente ans après la convention 169 sur les droits des peuples autochtones, fait le constat que ces derniers sont d’une manière générale encore plus pauvres et confrontés à des problèmes dans le monde du travail.
[4] Factory Schools: Erasing indigenous identity. Rapport 2019 Survival International
[5] Intergovernmental Science-Policy Platform for Biodiversity and Ecosystem Service
[6] https://www.fondationbiodiversite.fr › 2021/02 – rencontres entre experts de l’IPBES et du GIEC
[7]https://www.academia.edu/36783792/L_%C3%A9ducation_en_vue_des_objectifs_de_d%C3%A9veloppement_durable_Objectifs_d_apprentissage
[8] Repenser l’éducation. UNESCO https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000377797.locale=en
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